La cryptomnésie, phénomène où un souvenir oublié refait surface sans être reconnu, touche la mémoire implicite, la créativité et parfois l’éthique. Plagiat involontaire ou moteur de l’innovation, elle révèle les mystères du cerveau et de la mémoire inconsciente.

Introduction
Imagine un écrivain persuadé d’avoir eu une idée brillante et inédite… avant d’apprendre qu’il a sans le savoir repris mot pour mot un passage d’un roman qu’il avait lu des années plus tôt. Ou un musicien qui compose une mélodie « originale » que d’autres reconnaissent immédiatement. Ce phénomène troublant porte un nom : la cryptomnésie.
Du grec kryptos (« caché ») et mnèsis (« mémoire »), la cryptomnésie désigne le fait de se souvenir sans en avoir conscience, conduisant parfois à confondre un souvenir avec une création personnelle. C’est une forme d’amnésie partielle dans laquelle le contenu est conservé, mais la source est oubliée. Ce glissement, souvent involontaire, interroge les limites de la mémoire humaine, de la créativité et même du plagiat.
1. Définition et origine du concept
1.1. Définition
La cryptomnésie est un phénomène cognitif par lequel un souvenir refait surface sans être reconnu comme tel. L’individu pense donc à tort que l’information est nouvelle, alors qu’elle provient de sa mémoire.
Elle se manifeste le plus souvent dans :
- La création artistique (texte, musique, idée),
- Les discussions ou anecdotes,
- Les rêves ou flashs d’“inspiration”.
1.2. Origine du terme
Le terme a été utilisé pour la première fois par le psychologue Théodore Flournoy (1899) dans ses travaux sur la médium Hélène Smith, puis repris par Carl Gustav Jung, qui voyait dans la cryptomnésie une preuve de la profondeur et de la complexité de l’inconscient.
2. Les mécanismes cognitifs et mnésiques en jeu
2.1. Le système de monitoring de la source
Notre cerveau associe chaque souvenir à un contexte d’origine (lieu, moment, personne). Ce processus s’appelle le monitoring de la source (source monitoring).
En cas de cryptomnésie :
- Le contenu est rappelé correctement,
- Mais l’indice de source est absent, confus ou erroné.
Exemple : se rappeler une citation sans se souvenir qu’elle provient d’un film, et la croire spontanément inventée.
2.2. Mémoire implicite vs explicite
- La mémoire explicite est volontaire et consciente (je me souviens que j’ai vu ce mot hier).
- La mémoire implicite influence nos comportements sans que nous en ayons conscience.
La cryptomnésie survient lorsque l’information issue de la mémoire implicite passe pour une idée originale, car elle n’est pas identifiée comme provenant d’un souvenir.

3. Études expérimentales : quand la science teste l’oubli
3.1. Expérience de Brown et Murphy (1989)
- Des groupes de participants génèrent des idées en commun.
- Plus tard, on leur demande de proposer des idées originales, en évitant celles déjà dites.
- Résultat : les sujets réutilisent inconsciemment des idées du groupe, convaincus de les avoir inventées eux-mêmes.
3.2. Résultats similaires chez les enfants et les adultes
- Les enfants ont une plus grande tendance à la cryptomnésie, car leur capacité à encoder la source est encore immature.
- Les personnes âgées y sont aussi plus sujettes, à cause du .
4. Cas célèbres de cryptomnésie
4.1. Le cas Helen Keller
Aveugle et sourde, Helen Keller écrit une histoire intitulée The Frost King. On découvre plus tard qu’elle ressemble fortement à une nouvelle de Margaret Canby. Keller jure de ne pas se souvenir de l’avoir lue.
4.2. George Harrison (The Beatles)
Sa chanson My Sweet Lord a été jugée trop similaire à He’s So Fine des Chiffons (1962). Le tribunal reconnaît qu’il s’agit de plagiat inconscient, typique de la cryptomnésie.
4.3. Salvador Dalí et les montres molles
Certains historiens pensent que l’image emblématique des montres molles pourrait avoir été influencée par une publicité de montre fondue par la chaleur, vue par Dalí dans son enfance.
5. Cryptomnésie et créativité : parasite ou moteur ?
5.1. Une menace pour l’originalité ?
Dans les milieux artistiques ou scientifiques, la cryptomnésie peut être perçue comme :
- Une forme involontaire de plagiat,
- Un biais de surconfiance en sa propre créativité,
- Une barrière éthique (car difficile à prouver).
5.2. Une base fréquente de l’innovation
Cependant, de nombreux chercheurs soulignent que :
- La création est souvent recombinaison d’éléments anciens,
- La cryptomnésie révèle la porosité entre mémoire et imagination,
- Elle montre que l’inspiration est parfois une mémoire déguisée.
« Créer, c’est se souvenir de ce qu’on a oublié. » — Henri Bergson (parfois attribué à tort, ce qui serait... une cryptomnésie !)
6. Cryptomnésie, rêve, intuition et mémoire involontaire
La cryptomnésie est étroitement liée à :
- La mémoire involontaire (ex. : madeleine de Proust),
- L’intuition (savoir sans savoir pourquoi),
- Les rêves (où reviennent parfois des éléments réels mais oubliés).
Elle pose donc la question philosophique : qu’est-ce qu’une idée “à soi” ? Et peut-on vraiment créer sans influence ?

7. Peut-on prévenir la cryptomnésie ?
7.1. Stratégies conscientes
- Tenir un journal de lecture, de visionnage ou d’écoute,
- Citer ses sources quand on a un doute,
- Rester vigilant à l’impression de “déjà trouvé” ou de “brillance soudaine”.
7.2. En pédagogie
- Apprendre aux élèves à différencier apprentissage et création,
- Insister sur les processus de reconnaissance de source,
- Expliquer les biais cognitifs liés à la mémoire.
Conclusion
La cryptomnésie est une manifestation paradoxale de la mémoire : on se souvient sans se souvenir que l’on se souvient. Ce phénomène met en lumière les limites de notre conscience, les subtilités de notre fonctionnement mental, et les dangers (ou richesses) de l’oubli partiel.
Elle nous oblige à repenser la notion d’originalité, non pas comme pure invention, mais comme recomposition permanente entre souvenir et nouveauté.
Pour aller plus loin
Lectures recommandées :
- Brown, A.S., & Murphy, D.R. (1989). “Cryptomnesia: Delineating inadvertent plagiarism”. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition.
- Johnson, M.K. et al. (1993). “Source Monitoring and Reality Monitoring”. Psychological Bulletin.
- Bartlett, F.C. (1932). Remembering: A Study in Experimental and Social Psychology.
- Jung, C.G. (1905). Psychology of the Unconscious.
- Berntsen, D. (2009). Involuntary Autobiographical Memory. Cambridge University Press.